Les anciennes règles de l’histoire culinaire ayant malheureusement relégué la contribution des femmes aux voies secondaires, mon devoir d’historienne est de dénicher des passages secrets et de les révéler. C’est en déambulant sur les chemins de la mémoire qu’au détour d’une archive, j’ai été attirée par une ruelle d’où s’échappaient des parfums de solidarité, d’avant-gardisme, de générosité et de ténacité. Au comptoir du restaurant Ces femmes que l’on pourrait voir, j’ai ainsi rencontré la cuisinière à l’origine de ces effluves rassurants : « Tu veux-tu de la soupe au barley pis une pointe de chaland ? ». Je cligne des yeux : « Plaît-il ? ». « De la soupe à l’orge pis de la tarte ! T’es pas d’icitte hein ? ».
Je ne suis peut-être pas du Saguenay-Lac-Saint-Jean, mais je m’y suis attaché : à ses lieux et à ses produits, à sa cuisine régionale située à l’intersection des rues « Passé » et « Présent ». Et pour repartir chez moi sans un arrière-goût de regret, je me dois de partager avec vous l’histoire de cette cuisinière et héroïne saguenéenne d’adoption à qui je souhaite rendre hommage : Cécile Dufresne-Bouchard (1921-1997), aussi connue comme Cécile Roland-Bouchard* . Une ancienne infirmière mère de famille qui malgré des débuts tardifs sur la scène culinaire, s’est distinguée par sa persévérance, son désir d’inclusion et sa volonté de protéger ses semblables.
*Dufresne est son nom de jeune fille. Une fois mariée, elle adopte le nom de son mari et même son prénom, pour se distinguer des autres autrices qui portent le même nom (Progrès-dimanche, 19 janvier 1997 : 34).
Les années 1960 marquent une période de valorisation et de redéfinition de l’identité culinaire québécoise (PLAMONDON LALANCETTE, 2020). Si la création de l’Institut de Tourisme et d’Hôtellerie du Québec largement composé d’hommes s’inscrit dans cette démarche, il faut reconnaître la contribution des femmes telles que Cécile Roland-Bouchard. Dans cette optique, profitons-en pour reléguer à la chambre froide le dédain que les concours « de bonnes femmes » inspirent à certain.es. Certes, plusieurs de ces activités sont destinées à promouvoir les marques de grandes entreprises alimentaires, mais elles représentent aussi des lieux de sociabilité, des espaces propices à la créativité, à la valorisation des produits et des mets régionaux.
C’est justement en participant au concours Recettes de Tartes du Vieux-Québec financé par la marque de farine Brodie & Harvie Limited qu’à l’âge de 43 ans, Mme Bouchard développe un intérêt particulier pour l’art culinaire (Progrès-Dimanche, 11 avril 1965 : 14). Les goûts, ça ne se discute pas, mais j’estime que soumettre une recette de pâté à la langue de veau était une idée particulièrement audacieuse.
Quoi qu’il en soit, c’est peut-être l’éloquence de ce plat discursif au verbe affuté et à l’identité affirmée qui valut à notre cuisinière la place de finaliste. Deux fois gagnante de compétitions culinaires d’envergure nationale, Mme Bouchard témoigne d’ailleurs que c’est pendant l’un ces évènements qu’elle fit une rencontre aussi déplaisante que déterminante dans sa démarche de création du célèbre recueil L’Art culinaire au pays des bleuets et de la ouananiche :
« C’est une vraie farce, cette affaire-là. Si je me suis embarquée là-dedans, c’est à la suite d’une journée culinaire organisée à Montréal, dans le cadre des concours Brodie’s, […]. À ma table était assise une Française qui avait épousé un type du Lac-Saint-Jean et elle s’était montrée[sic] si méprisante à l’endroit de notre cuisine que ça m’avait choquée » (Progrès-Dimanche, 19 janvier 1997 : 33).
Ce témoignage reflète bien le sentiment caractéristique du mouvement nationaliste des années 1960 selon lequel il faut s’affranchir des grands classiques de la cuisine française et reconnaître que le Québec peut être fier de sa cuisine. Si on ne peut nier la participation de Mme Bouchard dans ce projet de redéfinition de l’identité alimentaire, j’aime penser que son indignation face aux turpitudes d’une femme « méprisante à l’endroit de notre cuisine » préparait déjà le terrain pour que soit accueillie favorablement la proposition qu’allait lui soumettre le président de la Société historique du Saguenay.
Le 11 avril 1964, Mme Bouchard reçoit une lettre du président Mgr Victor Tremblay qui l’encourage à initier un mouvement de valorisation de la cuisine régionale. Inaugurée le 12 avril 1965, la Fondation culinaire régionale est donc mise sur pied par notre héroïne (Progrès-dimanche, 18 avril 1965 : 16). Secondée par Mme Léopold Tremblay et d’autres cuisinières pour la plupart natives de Riverbend, elle entreprend, à la manière d’une ethnohistorienne, des recherches pour dénicher les plats typiques de la région : elle déchiffre les archives des Ursulines de Roberval (La Presse, 16 septembre 1966 : 16) puis défriche les traditions culinaires en préservant les savoir-faire des ménagères. Mme Bouchard, j’aurais été bien contente de vous avoir comme coéquipière pour mes travaux universitaires.
Les quelques extraits d’entrevues publiés dans la presse entre 1964 et 1967 permettent de mesurer l’ampleur de son dévouement et de sa ténacité. En mars 1965, elle obtient une importante distinction en figurant parmi les 4 personnalités féminines de la province de Québec élues par la revue Châtelaine (Progrès-dimanche, 11 avril 1965 : 14). On la félicite pour son travail de recherche et ses nombreuses initiatives, comme la mise sur pied de la Fondation culinaire et l’organisation d’un concours culinaire s’inscrivant dans sa démarche de valorisation de la cuisine régionale.
Les années comprises entre 1964 et 1967 correspondent ainsi aux débuts fracassants de Cécile Roland-Bouchard dans le paysage alimentaire québécois, une période couronnée par la publication d’un premier ouvrage sur la cuisine régionale intitulé L’Art culinaire au pays des bleuets et de la ouananiche. C’est avec audace qu’elle dévoile le contexte de sa production. Je vous propose ici deux extraits qui en témoignent et que je ne peux m’empêcher de commenter, tirés de l’avant-propos du recueil qu’elle signe avec Mgr Tremblay. Dans le premier, elle dénonce l’indifférence de l’opinion publique quant à son projet – la cuisine régionale ne semblait pas légitime :
« […] à travers l’idée platonique de la masse sur le travail de la Fondation, il était facile de déceler l’estime que l’on apportait à la renommée de la table d’hôte saguenéenne et jeannoise […] ».
(BOUCHARD, 1967 : 7)
Et vlan ! Que les principaux concernés par cette pique bien méritée portent le chapeau s’il leur fait, mais je parie qu’il sied particulièrement à cette « française qui avait épousé un type du Lac-Saint-Jean » et aux associations de la région peu empressées de financer des projets assurant une vitrine aux traditions alimentaires du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Votre franchise aiguisée m’enchante et je vous considère désormais comme mon alliée. Fort de cette amitié nouvelle, je me permets une certaine familiarité et je vous dis, « poursuivez Mme Cécile » :
« […] mon organisation n’avait rien d’aléatoire, dès le début, et, avec le dicton « envers et contre tous », mon initiative a aujourd’hui l’honneur d’offrir à qui de droit […] le livre que le Royaume du Saguenay se devait de posséder, comme toute famille orgueilleuse de ses ancêtres a le droit de se payer son arbre généalogique.»
(BOUCHARD, 1967 : 7-8)
(Applaudissements) Quelle verve ! Et quelle persévérance parce que oui, il fallait y croire à ce plan de promotion. Il fallait lutter contre les détracteurs de la cuisine régionale pour allumer cette étincelle de fierté qui devait permettre aux traditions culinaires du Saguenay-Lac-Saint-Jean de s’épanouir en dehors de la région : au « jambon en cachette » de prendre son envol, au sens littéral du terme, puisqu’en 1971 Mme Cécile prépare ponctuellement des menus typiquement saguenéens pour la compagnie aérienne Québecair (Le Soleil, SLSJ, 13 mai 1971) ou à la tourtière de briller sur les ondes de Radio-Canada en 1977 (Le quotidien du SLSJ, 1977, cahier 3 : 9)
En me plongeant dans l’univers de cette grande dame, j’ai tenté de cerner ses qualités et ses motivations. J’ai évoqué sa persévérance, mais il convient de mentionner son désir de collaboration et sa propension à l’inclusion, qui s’expriment par la démocratisation de la cuisine et la reconnaissance de l’autre. Plutôt que d’évacuer comme certain.es la contribution des populations rurales dans la redéfinition d’une identité alimentaire, elle précise que, sans cuisine régionale, « il ne peut définitivement exister de cuisine nationale » (BOUCHARD, 1967 : 7). De plus, en revenant sur le processus de création du recueil L’Art culinaire au pays des bleuets et de la ouananiche mentionné ci-haut, on observe que Mme Cécile cherche à mettre en lumière les habitant.es. du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
En 1965 par exemple, elle organise un concours grand public présidé par une grande figure de la scène culinaire, Mme Germaine Gloutnez, alors animatrice d’émissions de cuisine au petit écran. Mme Cécile invite ainsi les ménagères à exposer leurs réalisations, à investir l’espace public en montrant leurs savoir-faire et leurs compétences généralement relégués à l’espace domestique. Dans le souci de perpétuer la mise en valeur de leur contribution, je nommerai ici les onze finalistes de ce concours :
La popularité de l’ouvrage, propulsée à l’échelle provinciale par les éloges de la célèbre chroniqueuse Françoise Kayler (BIZIER, 2012) et par le partage de recettes dans les quotidiens québécois par la grande journaliste Françoise Gaudet-Smet (La Presse, 16 septembre 1966 : 16), montre bien que Mme Cécile a favorisé la reconnaissance de la cuisine régionale, mais aussi de ceux et celles qui l’incarnent. À quelques exceptions près, la ville et le nom des auteur.ices ayant transmis des recettes sont toujours indiqués ; un choix éditorial qui ancre l’ouvrage territorialement et humainement. La démarche inclusive adoptée par cette femme de cœur consacre l’individualité de chaque participant.e en célébrant non seulement ses connaissances, mais aussi son mode d’expression :
« C’est ce qui a fait de l’ouvrage autre chose qu’un livre de recettes conventionnel, le fait qu’il respectait la manière d’écrire des gens […]. J’avais insisté sur ce point, surtout au moment où Leméac a voulu publier la deuxième édition en 1971, parce qu’à mes yeux c’était la seule façon de préserver le cachet, l’authenticité de ce qui nous avait été livré » (Progrès-dimanche, 19 janvier 1997 : 33).
Publiée à plus de 20 000 exemplaires (quelle visibilité pour un braconnier heureusement « repentant »), cette deuxième édition évoquée par notre héroïne s’intitule Le Pinereau. Un vocable qui désigne un espace réservé au cook dans les chantiers (Le Soleil, SLSJ, 7 septembre 1971 : 3). Ce clin d’œil aux traditions culinaires des camps de bûcherons enracine une fois de plus l’ouvrage, et ceux qu’il représente, dans le paysage alimentaire québécois.
Un article signé par Florence Gagnon-Brouillet, historienne de l’alimentation