Il était une fois…la tourtière du Saguenay-Lac-Saint-Jean – Partie 1

09.12.2024

Par Amélie Masson-Labonté

Au Québec, la réputation de la tourtière – aussi l’objet de quelques discordes amicales – n’est plus à faire. Tour d’horizon historique : de son apparition il y a près de quatre mille ans jusqu’au plat mythique du Saguenay–Lac-Saint-Jean. L’objectif? Satisfaire les curieux qui aimeraient en savoir davantage. D’où vient-elle, notre fameuse tourtière? J’ai voulu la replacer dans un contexte plus large, démystifier son nom, comprendre ce qui distingue les différentes versions, et surtout découvrir comment elle s’est taillé une réputation légendaire autour du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

 

La tourtière : un plat millénaire

La cuisson des viandes dans une pâte scellée est un geste si ancien qu’il fait son entrée dans l’histoire avec l’apparition de l’écriture en Mésopotamie. Au commencement, il n’y avait que la viande. Chasseurs-cueilleurs nomades, nos ancêtres du Paléolithique se déplaçaient au gré des saisons, se nourrissant d’œufs, de gibier, de poissons, de baies, de tubercules et de végétaux. Puis, entre 3000 et 3500 avant notre ère, un noyau de population se sédentarise entre le fleuve Tigre et le fleuve Euphrate dans la plaine irakienne, amorçant ainsi la première grande révolution humaine autour des pratiques agricoles. Ainsi apparaissent les céréales, la farine et le pain. Cette première civilisation urbaine voit éclore la division du travail, tout un système de comptabilisation et d’échange, la mise en place d’un code de loi, et développe une langue écrite qui marque la fin de la préhistoire et le début de l’Antiquité. L’apparition de la tourte est loin d’être anodine : ses composantes symbolisent la rencontre entre l’univers des chasseurs-cueilleurs nomades de la préhistoire (la viande) et la naissance des premières civilisations sédentaires tournées vers les premières pratiques agricoles : la culture des céréales en Mésopotamie (la pâte).

Les tourtes du monde antique et médiéval

La « tourte aux petits oiseaux » cuits dans leur bouillon et recouverts de pâte est consignée sur les tablettes d’argile sumériennes autour de 1700 avant notre ère. D’autres versions anciennes font leur apparition en Égypte, dans le monde hellénique et chez les Romains, qui perfectionnent l’art de conserver les jus de viande en cuisinant le gibier dans un moule recouvert de pâte scellée. Au Moyen Âge, les tourtes rondes, garnies de viande et de deux abaisses de pâte, connaissent une popularité immense. On les garnit d’épices précieuses introduites en Europe pendant les Croisades, comme le gingembre, la cannelle, la muscade et même le safran. Parfois sucrées, parfois salées, elles peuvent aussi contenir du fromage, des œufs, des fruits séchés, ainsi que toutes sortes de gibier et de poissons variés. Dans le monde antique méditerranéen et l’Europe du Moyen Âge, la tourte est un plat de délectation : les viandes cuites dans leur jus à l’étouffée deviennent aussi tendres et délicieuses que dans la cuisson en tajine, un plat de terre cuite du Maghreb qui, au fond, remplit le même office que la pâte : braiser la viande à la perfection!

Ce que l’étymologie nous dit : tourtière ça veut dire rond!

Quel est le lien entre les mots « tourtière », « torture » et « tortellini »? Ils appartiennent tous à la même famille linguistique issue des noms latins torqueo, tortus et torta panis, eux-mêmes dérivés de la racine proto-indo-européenne terk, qui signifie : tourné, enroulé ou tordu.

  • Torqueo (lat.) : tourne, tourbillonne, tourmente, torture, tords, plie, déforme, enroule.
  • Tortus (lat.) : torsion, enroulement, couronne.
  • Torta panis (lat.) : pain rond, pain enroulé.

On retrouve de nombreuses familles de mots dérivés dans les langues latines, germaniques, finno-ougriennes, slaves et scandinaves. Par exemple : le terme torte (gâteau en allemand), torta (tarte ou gâteau en italien), tortellino ou tortellini (pâtes farcies et enroulées), torcere (verbe tordre en italien), tȏrta (gâteau en serbo-croate) et torcer (tourner, enrouler ou tordre en portugais). En français, nombreux sont les mots issus de la même racine linguistique, par exemple : tourte, tarte, tourtière, tour, contour, alentour, détour, mais aussi les verbes tourner, contourner, détourner, tordre, tournoyer, torturer, et bien d’autres encore. Bref, à l’origine, tourtière veut dire « plat rond ».

La grande famille des tourtes et des pies

En France, après quelques itérations linguistiques durant la période médiévale, la différenciation entre tarte, tourte et pâté s’installe progressivement. Le dictionnaire Larousse présente la tarte et la tourte comme des préparations similaires constituées d’un appareil salé ou sucré, cuites dans un moule sur une abaisse de pâte. La tourte a quant à elle une abaisse de pâte sur le dessus, alors que la tarte n’en a pas. Toutes deux sont rondes alors que le pâté est rectangulaire ou carré. Finalement la tourtière, est le plat de cuisson servant à cuire la tourte, tout comme la soupière est le plat de service pour la soupe. Les Tart anglaises sont l’équivalent des tartes françaises (sans pâtes sur le dessus), alors que les Pies anglaises correspondent aux tourtes françaises (avec deux abaisses de pâte, une dessus et une dessous). Il existe encore aujourd’hui des centaines de recettes de tourtes salées en France et l’équivalent en Pies anglaises au Royaume-Unis.

Quelques tourtes françaises

● Tourte de poisson blanc et de courgette à la moutarde
● Tourte aux trois poissons
● Tourte de canards aux cèpes
● Tourte de pigeons aux cinq épices
● Tourte de bœuf aux champignons
● Tourte de veau parfumée au thym
● Tourte de veau et son écorce de citron confite
● Tourte provençale à la chair à saucisses
● Tourte à la saucisse d’herbe verte

Quelques Pies anglaises

● Steak and ale pie
● Herb steak and vegetable pie
● Beef and stilton pie
● Fruity lamb pie
● Pork and leek pie
● Venison pie
● Chicken pie
● Rabbit and corn pie with an herb crust
● Coq au vin pie
● Salmon, fennel and white wine pie
● Classic fish pie

 

La tourte en Amérique

La tarte et la tourte font leur entrée en Amérique avec l’établissement des colons français au 17ᵉ siècle, tandis que les tarts et pies anglaises, déjà présentes chez nos voisins du Sud, apparaissent dans la culture culinaire canadienne-française au 18ᵉ siècle, sous le Régime anglais. C’est la Sea Pie, la tourte à la viande des marins britanniques, qui s’implante dans la péninsule gaspésienne sous le nom francisé de Cipaille, Cipâte ou Six-Pâtes. Le Cipaille se répand sur la Côte-Nord et finit par atteindre le Saguenay via ses premiers colons originaires de Charlevoix à partir des années 1830.

Jusqu’au milieu du 19ᵉ siècle, le terme « tourte » fait encore l’unanimité au Canada français pour désigner un appareil sucré ou salé, cuit au four entre deux abaisses. Le livre La cuisinière bourgeoise, publié à Québec en 1825, présente plusieurs recettes de tourtes : à la moelle de bœuf, aux ris de veau, aux alouettes, à la morue, aux volailles, gibiers et poissons variés. Cet ouvrage, une réédition québécoise d’un livre français de 1746, mentionne également plusieurs fois la tourtière, plat de cuisson servant à enfourner les tourtes. Il en est de même pour les éditions de 1840 et de 1865 de La cuisinière canadienne.

 

 

Image de gauche : « Tourtes de toute sorte de confitures pour l’hiver », p. 236 dans La cuisinière bourgeoise de Menon, réédition de 1825, Québec.

Image de droite : « Tourtes – Manière de former, de faire cuire, et de dresser toutes sortes de tourtes grasses et maigres », p. 148-149 dans La nouvelle cuisinière canadienne, quatrième édition, Montréal, 1865.

 

Lire la partie 2 de cet article

 

Un article signé par Amélie Masson Labonté, Historienne culinaire

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un projet de caractérisation de l’identité alimentaire du Saguenay-Lac-Saint-Jean coordonné par la Table agroalimentaire, gestionnaire de Zone boréale.

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